Publié par : Annie en Amazonie | 25 mars 2008

L’Amazonie brésilienne de demain : un immense champs de soya ?

 

Par Annie Béliveau

Article publié dans Caminando, la revue du Comité pour les droits humains en Amérique latine (CDHAL), mars 2007   

Les pêcheurs et les petits agriculteurs de la communauté de Nova Canãa, située sur les rives du rio Tapajós en Amazonie brésilienne, semblent à première vue mener une vie paisible. Cependant, une inquiétude croissante est palpable dans le village, comme dans les autres communautés rurales des environs. Une des causes de ce malaise : l’expansion rapide de la culture du soya dans la région.

Les paysages et les dynamiques de l’Amazonie brésilienne ont été façonnés, au cours des dernières décennies, par diverses politiques de colonisation du territoire et par des cycles successifs d’exploitation des ressources (d’abord le caoutchouc, puis l’or, le bois et l’élevage). Récemment, en raison de l’influence grandissante des forces du marché international, l’exploitation de l’Amazonie s’est intensifiée. Aujourd’hui, la progression de l’agriculture mécanisée ─ et des mégacultures du soya, en particulier ─ dans une des régions ayant la diversité écologique, ethnique et culturelle la plus riche de la planète est alarmante.

Le «boom» du soya

Nous nous trouvons actuellement, sans trop nous en rendre compte, au cœur de ce qu’on pourrait nommer l’« ère du soya ». La demande mondiale pour le soya (et par conséquent, sa production) connaît une croissance explosive. En effet, depuis les interdictions d’utilisation de la farine d’origine animale en Europe et au Royaume-Uni (suite à la crise de la vache folle), le soya est devenu l’aliment principal de la moulée animale. En outre, plusieurs de ses dérivés sont largement utilisés dans l’industrie alimentaire, ainsi que (entre autres) dans la fabrication de carburant, de plastiques, de peintures, et même dans la production d’antibiotiques. 

Le Brésil, deuxième plus grand producteur mondial de soya (après les États-Unis), exporte environ 80 % du soya qu’il produit. Le soya brésilien est destiné principalement aux grandes productions de viande des chaînes de supermarchés et de restauration européennes. Cependant, la Chine, avec sa croissance économique fulgurante et son immense bassin démographique, joue un rôle grandissant dans la hausse de la consommation mondiale de viande et, par conséquent, dans l’actuel boom du soya.

Actuellement, la majeure partie du soya brésilien est cultivée au sud des limites du bassin amazonien. Cependant, la demande croissante pour le soya et la multiplication des incitatifs encourageant sa production amènent plusieurs cultivateurs à migrer vers l’Amazonie pour y établir des champs de soya, empiétant sur la forêt tropicale et déstabilisant les dynamiques de la région.

Une menace pour l’environnement et les populations locales

La croissance de la production de soya en Amazonie a son lot de tensions sociales et de problèmes environnementaux. Il est impossible de décrire ici la situation dans toute sa complexité, mais voici quelques effets de l’arrivée du soya dans la région. 

Infrastructures et déforestation

L’Amazonie contient le plus grand réservoir d’eau douce au monde, ainsi que la forêt tropicale la plus étendue de la planète (couvrant plus de 5 millions de km2). La déforestation, qui a crû fortement au cours des dernières années dans la région, a des impacts importants sur l’équilibre climatique et hydrologique global, les réservoirs et les émissions de carbone, la biodiversité, de même que sur la qualité des sols et des cours d’eau. Aujourd’hui, près de 17 % de l’Amazonie brésilienne a déjà été déboisé.

La progression du soya en Amazonie soulève un grand débat car, contrairement à tous les autres facteurs de déforestation (tels que l’élevage), le soya a un poids économique suffisant pour amener le gouvernement brésilien à construire un système d’infrastructures qui modifiera radicalement et sur une grande échelle le territoire amazonien.

Par exemple, le projet de pavement de la route Br-163, reliant les villes de Santarém et de Cuiabá (capitale de l’État du Mato Grosso), provoque actuellement une grande controverse. Jusqu’à maintenant très difficilement praticable pendant une grande partie de l’année, cette route non pavée constitue un frein majeur au développement de l’agro-industrie en Amazonie. Son asphaltage, qui permettra le transport du soya provenant du Mato Grosso (le plus gros producteur de grain au Brésil) vers le port d’exportation de la multinationale américaine Cargill à Santarém, donnera le feu vert à l’intensification de l’exploitation du territoire. La région de Santarém a d’ailleurs connu une forte augmentation de son taux de déforestation en 2003, ce qui coïncide avec l’année de la construction du port de Cargill et avec l’augmentation marquée du prix du soya en cette période.

Les expériences du passé le confirment : l’asphaltage d’une route est un catalyseur pour les pratiques entraînant le déboisement. En effet, 85 % de la déforestation en Amazonie est produite à moins de 50 km d’une route. Comportant d’énormes implications sociales, économiques et environnementales, l’asphaltage de la Br-163 accompagnant l’expansion du soya disséquera un territoire relativement vierge et le rendra plus vulnérable à toutes formes d’exploitation. 

Conflits terriens et concentration foncière

Le niveau de prospection de terres s’est accru depuis les dernières années, engendrant des conflits terriens considérables et accroissant les inégalités dans la répartition des terres en Amazonie. 

Le grilagem (l’acquisition illégale de terres par la création ou la falsification de titres de propriété), très commun en Amazonie brésilienne, se produit souvent au détriment des petits agriculteurs et des communautés indigènes. L’arrivée des exploitations mécanisées et la recrudescence de l’appropriation illégale des terres menacent des territoires autochtones tels que, par exemple, celui des Kayapós de la réserve du Baú, dans l’État du Pará. Souvent sous le poids de menaces de toutes sortes, les victimes cèdent leurs terres aux fazendeiros pour une bouchée de pain et sont contraints de fuir vers les périphéries urbaines, ou encore, de s’enfoncer davantage dans la forêt afin de déboiser une nouvelle parcelle.

À l’expansion de la grande agriculture sont souvent associées violence et conditions de vie déplorables. D’ailleurs, dans sa campagne nationale contre l’esclavage en 2005, le gouvernement brésilien a trouvé plus de 7700 cas de travail forcé dans 276 exploitations agricoles. Ces exemples d’« esclavagisme moderne » ne sont toutefois que la pointe de l’iceberg et illustrent à peine la réalité des centaines de milliers de personnes qui, chaque année, sont impliquées dans un conflit terrien. 

Élargissement de l’écart entre les classes

Certaines compagnies et fazendeiros justifient leurs pratiques en affirmant que l’amélioration de l’économie régionale liée à l’expansion du soya sera profitable pour tous. Il est cependant évident que l’argent du soya ne réside qu’entre quelques mains. Blairo Maggi, connu au Brésil comme « le roi du soya », en est le meilleur exemple : propriétaire d’une immense fazenda dans le Mato Grosso, il est le plus grand producteur de soya au Brésil, et probablement au monde. En plus d’exporter d’énormes quantités de grains achetées d’autres fermes de la région, il dispose d’imposantes infrastructures d’entreposage de soya ainsi que d’une compagnie de transport. Il possède également une compagnie de production d’énergie servant à alimenter sa ferme, ses fournisseurs, de même que son terminal fluvial. Gouverneur de l’État du Mato Grosso depuis 2003, il a largement contribué aux pressions pour l’asphaltage de la Br-163. 

Dégradation des écosystèmes

L’agriculture de production massive entraîne la pollution des cours d’eau, la dégradation des sols et constitue un risque pour la santé humaine. En effet, la multiplication des monocultures de soya en Amazonie s’accompagne d’une érosion génétique importante. Ces systèmes homogènes, plus vulnérables, favorisent la prolifération de nuisances et de plantes invasives, ce qui amène un usage accru de pesticides. On estime d’ailleurs que le quart des pesticides utilisés actuellement au Brésil le sont dans les cultures de soya. De plus, comme la majorité des sols amazoniens ont une faible capacité à supporter à moyen et long terme une agriculture sans fertilisation, la culture commerciale du soya dans la région nécessite de larges quantités d’engrais. Enfin, avec la progression de la grande agriculture en Amazonie, la présence des OGM sur le territoire tendra également à croître. 

Les dilemmes du développement

Le Brésil, et particulièrement l’Amazonie, est au cœur d’un conflit opposant protection de l’environnement et développement régional. L’importance du soya au niveau mondial et son poids indéniable dans la balance commerciale brésilienne amènent d’énormes difficultés dans les débats concernant le modèle actuel de développement amazonien. Une chose est toutefois certaine : l’arrivé du soya en Amazonie s’accompagne d’impacts socioenvironnementaux considérables et de l’accroissement du fossé entre la grande et la petite agriculture. Depuis sa seconde élection, le président Lula a mis ses priorités sur la croissance économique du Brésil. Reste à voir s’il saura atteindre l’équilibre et assurer le développement de ce pays émergeant tout en protégeant adéquatement l’une des régions les plus fascinantes de la planète.

Avec sa déforestation galopante et les victimes de ses conflits agricoles (dont le tristement connu Chico Mendes et, plus récemment, la religieuse américaine Dorothy Stang), l’Amazonie attire de plus en plus l’attention internationale. Il est donc impératif pour le gouvernement brésilien d’adopter des stratégies plus viables pour le développement de l’agriculture dans la région et pour une gestion plus systémique du territoire. Le gouvernement doit faire preuve d’une réelle volonté de changement ainsi que d’une vision à long terme, essentielles à l’édification d’une agriculture durable en Amazonie. Les compagnies de l’agro-business, quant à elles, ont l’urgent devoir de s’humaniser afin de mettre un frein aux torts qu’elles font subir actuellement à l’environnement et aux populations amazoniennes. À ce sujet, notre rôle en tant que citoyens est de maintenir les pressions sur le haut de la pyramide agricole, de demeurer informés et vigilants face à l’évolution de la problématique du soya et, surtout, de faire des choix de « consommACTION » éclairés et cohérents avec nos idéaux.


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